Un récit par Sarah (inspiré du Livre de Tobie : https://www.aelf.org/bible/Tb/1 ).
Ils murmurent sur mon passage, incapables de détourner les yeux de celle qu’ils appellent la fille maudite, celle qui porte la mort comme un parfum. Je les entends parfois, ces murmures précipités, ces chuchotements à peine étouffés. Ils s’arrêtent quand j’apparais, mais leurs regards disent tout. Dans ma solitude, seule la prière devient refuge.
Les nuits sont les plus difficiles. Je me réveille en sursaut, hantée par Asmodée. Ce n’était pas une simple ombre ni une légende qu’on murmure dans l’obscurité – mais une présence démoniaque, tangible, qui imprégnait chaque instant de ma vie. Dans cette possession toxique que certains appellent l’amour, il dévorait ma lumière, étouffait mes prières.
Sa jalousie m’étouffait, m’isolait du monde comme un mur invisible. Il m’aimait, disait-il, mais c’était un amour qui n’admettait ni liberté ni espérance. Un amour qui me coupait de tout, même de la grâce divine.
Je revois les visages de mes sept maris, tous tombés lors de notre nuit de noces. Des hommes pleins d’audace, persuadés de pouvoir défier seuls les forces des ténèbres. Leur orgueil les aveuglait face à un combat qui les dépassait.
Et puis, il y a eu Tobie. Et avec lui, mystérieusement, Raphaël. Je me souviens encore de ce jour avec une clarté douloureuse. Au premier regard, Tobie semblait ordinaire, comme ces passants qu’on croise sans les voir vraiment. Mais ses yeux portaient quelque chose de différent – pas d’héroïsme flamboyant, non, mais une humilité lumineuse. Une foi qui ne cherchait pas à conquérir, mais à servir.
Cette nuit-là reste gravée dans ma mémoire. L’odeur âcre du cœur et du foie de poisson brûlant selon les instructions divines transmises par Raphaël, la fuite d’Asmodée par les airs vers l’Egypte, les prières de Tobie s’élevant dans l’obscurité, portées par une force qui le dépassait.
Sa main a trouvé la mienne tandis que nous implorions ensemble la miséricorde divine. Ce n’était plus un geste de possession ou de défi, mais d’abandon confiant. Pour la première fois, j’ai senti ce que signifiait être aimée – vraiment aimée, dans la liberté des enfants de Dieu.
J’ai respiré, enfin.
Ce qui m’a touchée chez Tobie, ce n’était pas tant son courage face au démon que sa manière de me voir – non comme une malédiction à vaincre, mais comme une âme à aimer. Il m’accueillait telle que j’étais, avec mes blessures et mes ombres, certain que l’amour divin pouvait tout transformer.
Aujourd’hui encore, je médite sur ces deux visages de l’amour. Celui qui consume et celui qui libère. Celui qui détruit et celui qui guérit. Celui qui enchaîne et celui qui élève vers le ciel.
Asmodée, dans sa fureur démoniaque, confondait l’amour avec la possession. Tobie m’a révélé que l’amour véritable est un reflet de la tendresse divine – patient, libre, lumineux.
Je repense à cette jeune fille que j’étais, terrorisée, persuadée d’être condamnée à une solitude éternelle. Si je pouvais lui parler, je lui dirais que même dans les ténèbres les plus profondes, une lumière veille. Parfois, elle prend la forme d’un regard, d’une main tendue, d’une prière exaucée.
Je me demande parfois si Asmodée, enchaîné dans son désert par la puissance de l’archange, mesure enfin sa défaite. Les démons peuvent-ils comprendre que l’amour véritable ne s’obtient pas par la force ? Ces questions resteront sans réponse.
Mais je suis vivante. Tobie aussi. Chaque jour est une victoire de la grâce.