Cette nuit-là, la Manche se révéla comme une bête déchaînée, un abîme ténébreux rugissant de fureur, prêt à engloutir quiconque défierait sa puissance. Karim, familier de ces eaux qu’il avait parcourues tant de fois, aurait pu en tracer les courants les yeux fermés. Mais cette nuit, tout était différent.
Le vent lacérait sa peau, tranchant comme une lame. Les vagues, colossales et enragées, assaillaient le « small boat » avec une violence inouïe.
Les doigts crispés sur la barre du moteur hors-bord, les jointures blanchies par l’effort, Karim luttait. Autour de lui, vingt-neuf âmes, vingt-neuf vies entassées dans cette coquille de noix prévue pour dix, brinquebalées par les flots en furie. Vingt-neuf espoirs suspendus à une rive invisible, à une promesse fragile.
Le rafiot ployait sous le poids de son fardeau. L’eau s’infiltrait par les planches disjointes, glaçant les pieds et les maigres bagages de ces pèlerins de l’exil. Pas un gilet de sauvetage à bord. Ils venaient de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak. Des familles entières, des jeunes hommes, des femmes enceintes, des vieillards. Ils avaient tout laissé derrière eux, misé leur vie sur cette traversée nocturne.
Parmi eux, Youssef, dix-huit ans, l’âge où l’on devrait être immortel. Ses doigts serrés sur un sac plastique, trésor dérisoire contenant les vestiges d’une vie passée : des papiers froissés, une photo jaunie, peut-être une lettre. Son regard croisa celui de Karim. Quelque chose se brisa. Youssef aurait pu être son fils. Même âge. Regard d’enfant trop vite vieilli par la guerre et l’exil.
Une vague monstrueuse se fracassa sur l’embarcation. Un cri. Un silence. Une prière. Karim sentit l’eau glacée mordre ses jambes. Un bébé pleura, sa mère le berça d’un geste mécanique, dérisoire face au chaos, comme si ce mouvement millénaire pouvait apaiser l’apocalypse.
Que pouvait-il faire, lui, simple passeur, face à cette mer déchaînée ?
Il ferma les yeux un instant. L’obscurité derrière ses paupières était plus profonde encore. Il n’avait jamais voulu être passeur. Il l’avait fait une fois. Puis une autre. Pour les études de ses enfants restés au pays, pour un avenir qu’il espérait meilleur. Mais cette fois, il le savait, ce serait la dernière. S’ils survivaient.
Les prières montaient, en arabe, en kurde, en farsi. Une litanie de peur et d’espoir, happée par le vent, étouffée par les vagues. Sans réfléchir, Karim joignit sa voix aux leurs. « Mon Dieu, si Tu existes, murmura-t-il dans l’obscurité, épargne-les. Pas moi. Eux. »
Les rafales faiblirent. La mer, dans un dernier soubresaut théâtral s’apaisa. Lentement, comme si la tempête s’était lassée. Les falaises de Douvres surgirent enfin, blanches et verticales, une page vierge où tout restait à écrire.
Karim sentit ses jambes trembler. Il guida le canot jusqu’à une crique abritée, où les vagues s’adoucissaient, où les autorités britanniques mettraient plus de temps à les repérer. Un à un, les passagers descendirent sur le rivage, chancelants, titubants, comme des âmes ressuscitées des profondeurs.
Youssef se retourna une dernière fois, son regard empli de gratitude et de larmes. Karim ne dit rien. Il hocha simplement la tête.
Quand le dernier réfugié disparut dans la nuit, Karim fixa le canot, ce bout de plastique dérisoire, ce cercueil flottant qui avait porté tant d’espoirs. Il inspira une grande bouffée d’air salé et jeta un dernier regard à la mer.
Ce serait la dernière fois.
L’eau, noire et insondable, ne répondit pas.
Texte inspiré par Psaume 106, 23:30 : https://www.aelf.org/bible/Ps/106
23 Certains, embarqués sur des navires, occupés à leur travail en haute mer,
24 ont vu les oeuvres du Seigneur et ses merveilles parmi les océans.
25 Il parle, et provoque la tempête, un vent qui soulève les vagues :
26 portés jusqu’au ciel, retombant aux abîmes, ils étaient malades à rendre l’âme ;
27 ils tournoyaient, titubaient comme des ivrognes : leur sagesse était engloutie.
28 Dans leur angoisse, ils ont crié vers le Seigneur, et lui les a tirés de la détresse,
29 réduisant la tempête au silence, faisant taire les vagues.
30 Ils se réjouissent de les voir s’apaiser, d’être conduits au port qu’ils désiraient.