L’ Homme Qui Cherchait Sans Savoir Quoi

Homme préhistorique pensif devant un feu mourant sous un ciel étoilé, en quête de sens

Au début, il n’y pensait pas. Ses journées n’étaient qu’une suite d’instincts, de réflexes, de besoins à combler ou à satisfaire : ne pas se faire tuer, trouver à manger, éviter les rochers instables, ne pas provoquer les mammouths – ces rencontres finissaient toujours mal. Les autres, autour de lui, grognaient, gesticulaient, partageaient des sons brefs et gutturaux. Il les imitait, sans toujours comprendre. La vie était une chose simple, une chose concrète. Il n’avait pas les mots pour penser au reste. Il n’avait pas les mots, tout court.

Mais ces derniers temps, quelque chose avait changé. Ce n’était pas dans son corps, bien que ses jambes fussent souvent raides après des heures de course derrière un gibier, ni dans ses bras, pourtant lourds de fatigue. Non, c’était en lui, une sensation étrange, un vide qui s’immisçait chaque fois qu’il s’arrêtait pour reprendre son souffle. Un vide inconnu, insistant, comme une ombre grandissante.

Alors il s’arrêtait en pleine chasse, fixant un arbre, un rocher, le ciel, sans raison. Les autres avaient fini par s’inquiéter, puis par se méfier de lui. La nuit, il se réveillait parfois, hurlant vers la lune. Le Clan l’avait relégué à bonne distance, préférant l’éviter après le coucher du soleil.

Ce matin-là, il ouvrit les yeux. Le froid lui mordait la peau, la pierre sous son épaule l’avait réveillé. Toujours la même. Il roula sur le côté, grogna. Plus loin, il entendit les autres. Des voix brèves, gutturales, des gestes qu’il comprenait à peine. Ils partaient chercher de quoi manger. On ne l’avait pas réveillé.

Il se redressa lentement et s’approcha du groupe composé des femmes, des enfants et des vieillards. L’accueil restait bienveillant, mais une distance s’était installée. Une odeur âcre flottait autour des braises mourantes. Le feu dormait encore, rouge et paresseux sous la cendre. Il tendit une main calleuse, remua les charbons du bout des doigts. La chaleur le frôla, mais le feu ne bougea pas. Il était là, immobile, silencieux. Il resta un moment à le fixer, attendant une réponse, une explication, un signe.

Rien ne vint.

Un tiraillement sourd dans son ventre le rappela à l’ordre. Manger. Bouger. Trouver quelque chose. Il se leva, prit sa lance. Aujourd’hui encore, il devait chasser. Il le savait. Mais quelque chose coinçait.

Le soleil était déjà plus haut lorsqu’il s’enfonça dans la forêt. Il marchait lentement, son corps endolori par la nuit froide. À chaque pas, il scrutait les environs, attentif aux bruissements de feuilles, aux ombres fugitives. Il s’arrêta près d’un tronc creux, y glissa la main pour en extraire quelques larves de coléoptères, nichées dans le bois humide. Il les observa un instant, puis les avala sans y penser. Elles avaient un goût amer, terreux, mais elles comblaient un peu le vide.

Le vent passa dans les branches, soulevant la brume accrochée aux arbres. L’homme s’arrêta, le regard perdu. Quelque chose pesait en lui. Une tension sans nom. Un creux qui ne venait pas de la faim. Il ne comprenait pas. Alors il fit ce qu’il faisait toujours : il marcha.

Il suivit la rivière. L’eau coulait sans s’arrêter, glissant sur les pierres. Elle était toujours en mouvement, toujours là. Il s’accroupit sur la berge, observa un poisson filer entre deux ombres liquides. Soudain, il plongea la main. L’eau était glacée. Le poisson lui échappa, disparaissant dans l’obscurité du courant. Il siffla entre ses dents, tendu. Un grondement sourd monta dans sa gorge, un râle de frustration. Il serra la mâchoire, frappa la surface de l’eau du plat de la main. Les cercles se propagèrent lentement, s’effacèrent.

Rien n’avait changé.

Il continua à marcher. Le soleil montait lentement, projetant une lumière de plus en plus crue sur la végétation. Les ombres rétrécissaient, le sol s’asséchait, la chaleur collait sa peau de sueur. Le temps s’étirait, lent, pesant. La chaleur alourdissait ses pas, collait la sueur à son dos. Il trouva un rocher plat et s’y assit un moment, scrutant la plaine devant lui. Il n’y avait rien, seulement l’étendue verte, immobile, écrasée de silence.

Plus loin, un champignon large et luisant poussé au pied d’un arbre attira son attention. Il s’accroupit, tendit la main, et aussitôt, une morsure brûlante. Fourmis. Trop tard. Elles grimpaient déjà sur sa peau, s’accrochaient, le mordaient. Il poussa un cri, se redressa d’un bond, frotta sa main contre sa cuisse jusqu’à ce que les petites formes rouges tombent dans l’herbe.

Quand il revint au feu, le soleil commençait déjà à descendre. Il était trempé, irrité, le ventre toujours vide. Il s’assit lourdement. Les braises luisaient sous la cendre, immobiles. Le feu, qui ce matin encore semblait être le centre du groupe, paraissait maintenant distant, comme si le reste du clan s’en était éloigné, laissant l’homme seul face aux flammes. Il leva une main hésitante vers elles, cherchant peut-être une chaleur qui ne viendrait plus. La lueur vacillante illuminait ses traits, projetant autour de lui une ombre mouvante, plus grande que nature. Il enfonça sa lance dans le sol, fixa les flammes. Tout lui semblait lourd, comme si le monde pesait sur son dos. Il jeta un œil aux autres, là-bas, insouciants. Ils riaient, échangeaient des grognements familiers, mâchaient bruyamment des racines et des baies.

Il était différent. Il le sentait.

Le silence.

Il leva les yeux vers le ciel. Là-haut, les étoiles pâlissaient, prêtes à s’éteindre avec la nuit. Elles scintillaient, distantes, indifférentes. Un pincement le traversa. Il ouvrit la bouche… et un son lui échappa. Grave, rauque. Un son qu’il ne connaissait pas. Il le laissa filer entre ses lèvres, sentit sa gorge vibrer sous l’effort. Ce n’était pas vraiment un cri. Pas encore un mot. Juste… quelque chose.

Il attendit. Peut-être qu’un bruit viendrait en réponse. Une voix, un écho.

Mais il n’y eut rien. Rien d’autre que le vent dans les arbres.

Il ferma les yeux.

Là-haut, bien au-delà des étoiles, un regard bienveillant était posé sur lui, plein de tendresse. Une attente silencieuse, patiente, comme si quelque chose d’immense se préparait, juste au-delà de ce qu’il pouvait percevoir. Il considérait cet homme maladroit, la première pierre d’un édifice encore en construction.

L’homme ne le savait pas. Il ne pouvait pas savoir. Mais il portait déjà en lui cette soif, ce cri, qui pousserait un jour le ciel à descendre. Et dans ce sentiment, il y avait à la fois une douleur et une promesse.

Une douleur, parce que ce vide en lui était insupportable.

Une promesse, parce que, pour la première fois, il avait l’impression d’être sur le point de comprendre quelque chose.

Quelque chose d’essentiel.

Alors qu’il sombrait dans le sommeil, les pensées encore agitées par ce sentiment étrange, une brise douce passa sur son visage comme une main invisible, un effleurement à peine perceptible. L’air portait un parfum nouveau, quelque chose qu’il n’avait jamais remarqué auparavant. Une promesse suspendue dans l’obscurité.

Une présence qu’il ne pouvait comprendre.

Mais qui était là.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *