C’est là, entre la troisième et la quatrième côte, que je la sens chaque matin. La conscience. Une douleur sourde, obstinée. Elle ne crie pas, elle s’insinue, comme une mélodie lancinante dont je ne peux me défaire. Elle est là, toujours, et avec elle cette question, obsédante : Je suis toujours là, mais à quel prix ?
J’ai enterré tant de regrets silencieux. Des « je n’aurais pas dû », des « j’aurais dû », des choix avortés, des mots tués dans l’œuf, avant même d’exister. Ils s’accumulent en moi comme des objets oubliés dans un tiroir trop plein. Ils me suivent dans l’ombre, fidèles compagnons d’une quête sans fin dont je n’ai peut-être jamais saisi le sens. Parfois, je le ressens presque physiquement, ce poids dans la poitrine, cette étreinte invisible qui m’empêche de respirer pleinement. Cette voix qui me ressasse qu’il est temps d’avancer, d’écouter.
J’envie mes animaux. Leur simplicité. Leur absence de doute. Ils vivent dans l’instant, sans se retourner, sans scruter le passé comme un verdict. Le chat ronronne contre mon tibia, indifférent aux dates périmées. Il ne comprend pas que je jalouse sa mémoire d’eau claire. Un jour, j’ai tenté de lui en parler. Il a éternué. C’était une leçon.
Moi, j’ai grandi avec cette sensation d’être observé en permanence. Même dans l’intimité. Même dans les replis les plus secrets de mon être. J’ai tout essayé pour faire taire ce regard invisible : l’alcool, les nuits blanches, les distractions vaines. Rien n’y fait. Ce regard est là, scrutateur, implacable. Il ne juge pas vraiment. Il constate. Et c’est peut-être pire.
Le sommeil n’est qu’une trêve illusoire. Parfois, la nuit, mes rêves m’aspirent dans des labyrinthes familiers, tissés de visages oubliés et de chemins jamais pris. Je me réveille souvent en sursaut, le cœur battant, une phrase en tête : « Je dois… » Rien de plus. Juste ça. Comme un écho lointain, une vérité à moitié dévoilée. Et puis, j’entre à nouveau dans ma carapace.
Je ne sais pas exactement quand cette faille en moi a commencé à se transformer en ouverture. Peut-être ce jour-là, en Bretagne, lorsqu’un vieux paysan m’a accueilli dans son gîte. J’ai appris à planter des pommes de terre, à ramasser des carottes, à sentir la terre sous mes ongles. « Tu es courageux », m’a-t-il dit un soir en me servant une soupe brûlante. Mais je savais que ce n’était pas du courage. C’était une nécessité quasi existentielle.
Un matin, il m’a montré une poignée de graines. « Tu vois, planter, c’est accepter l’inconnu. Tu fais ta part, mais le reste… c’est la vie qui décide. » Il parlait des champs, mais moi, j’entendais autre chose. J’ai senti un vertige, comme si une porte s’ouvrait sur un paysage que je n’avais jamais osé regarder. Cette nuit-là, j’ai mal dormi. L’espoir est une émotion violente quand on s’est habitué à s’en méfier.
Et puis il y a ces instants, parfois. Rares. Précieux. Des secondes suspendues où, au fond d’une église où je suis venu trouver un refuge, entre le silence, le léger brouhaha des fidèles qui s’installent et les premiers accords de l’orgue, quelque chose en moi cède. Une brèche s’ouvre, et sans que je sache pourquoi, les larmes montent. Pas de tristesse. Pas de joie non plus. Juste un débordement, une réponse muette qui surgit sans qu’aucune question n’ait été posée.
Aujourd’hui, je marche dans la ville. Maladroitement. Moi parmi tous ces clones. Avec cette étrange sensation d’équilibre fragile entre certitude et incertitude. Je m’égare, même si je connais ma destination par cœur. Et si cette lourdeur, cette douleur, là, au fond de ma poitrine, n’était pas qu’une blessure ? Et si elle cherchait à me dire quelque chose ? Pourquoi est ce que je refuse de me poser pour l’écouter ?
Peut-être qu’à travers elle, quelque chose cherche à naître. Peut-être qu’il est temps de laisser faire.