Il y a dans le regard des bêtes une lueur qui nous dépasse, une sagesse muette qui traverse les âges. L’éthologue Frans de Waal, dans « L’Âge de l’empathie », raconte ces instants où le monde animal dessine les contours d’une humanité que nous semblons avoir oubliée.
En Thaïlande, une éléphante aveugle avance dans la nuit, ses barrissements éraillés cognant aux parois des ténèbres. Une autre, voyante, se colle à son flanc, lentement, comme on retient par la manche celui qui s’égare. Leurs pas s’épousent dans la poussière. Je pense à ce souffle invisible qui nous guide quand la peur nous tord les entrailles.
Les chimpanzés, paraît-il, après l’attaque d’un léopard, lèchent les plaies des leurs avec une douceur de mère. Ils attendent les blessés, ralentissant l’allure. Au Bengale, dans un zoo, contre toute logique, une tigresse allaite des porcelets – chair offerte. Ailleurs, un bonobo hisse un oiseau inerte vers la cime des arbres, obstiné, comme s’il voulait redonner le ciel à ce corps sans vie.
Ils savent, les animaux. Ils ont cette intuition, cet élan sourd qui nous manque tant, à nous, humains, avec nos cœurs compartimentés. On oublie qu’on est des êtres de chair et de sang, des créatures, avec un corps et une âme qui ne font qu’un. L’empathie, cette capacité à se mettre à la place de l’autre, on la ressent aussi avec notre corps, dans la joie de marcher côte à côte, de danser ensemble, de chanter en chœur, dans les olas spontanées qui se déclenchent lors d’un événement sportif…
Je médite parfois sur ces gestes désintéressés, ces actes de créatures qu’on dit inférieures. Chaque fois, c’est la même brûlure au creux de la gorge. Comme si leur innocence nous jetait en pleine face notre aridité. Je pense à la messe du dimanche, quand le prêtre parle de miséricorde. Nous hochons la tête, nous récitons les prières, mais avons-nous vraiment compris ? Nous qui nous débattons dans nos guerres minuscules tandis qu’eux tissent, patiemment, la trame d’un langage universel.
Frans de Waal parle de réciprocité, de solidarité instinctive. Moi j’y vois des paraboles vivantes, des actes de miséricorde. Ces éléphantes qui marchent enlacées dans l’obscurité thaïlandaise dessinant une ombre chinoise de l’amour de son prochain. Leurs corps, majestueux, ne forment plus qu’une seule ombre, une prière sans mots adressée à Dieu instillé dans chacune de ses créatures.
Je me demande si nous ne sommes pas les véritables aveugles – nous qui croyons avoir inventé la compassion alors qu’elle pulse depuis toujours dans le sang chaud des bêtes.
Je prie, parfois, pour que nous retrouvions cette innocence perdue. Cette capacité à aimer sans condition, sans calcul, sans mots. Comme ces bêtes qui, dans leur simplicité, nous montrent le chemin du Royaume. Car n’est-ce pas cela, au fond, la sainteté ? Cette faculté à voir dans l’autre, quel qu’il soit, le visage du Christ ?
Seigneur, fais que nous apprenions de nouveau à nous taire. À écouter ce chant premier qui traverse toutes tes créatures. Ce murmure qui nous rappelle notre vocation première : aimer, simplement aimer.