Me voilà, tranquille dans ma tente, en train de touiller mon ragoût de mouton – le point culminant de ma journée, si vous voulez tout savoir – quand mon mari débarque avec une de ses idées à dormir debout. Il me fixe avec ce regard un peu exalté qu’il réserve d’habitude à ses illuminations [Noé, homme juste et intègre dans son temps, marchait avec Dieu – Genèse 6:9] du genre la fois où il a eu l’idée de taguer les tentes du camp avec des « Non à la violence », « Attention Dieu te regarde » [car la terre était pleine de violence – Genèse 6:11] et autres bêtises d’adolescent puis lache comme si de rien n’était : « Chérie, Dieu m’a parlé ! On va construire un bateau géant, ici, dans le désert ! » [Dieu dit à Noé : Fais-toi une arche de bois de gopher – Genèse 6:14]
Sur le coup, j’ai cru qu’il avait un peu trop tiré sur le jus de raisin fermenté , vous voyez le genre. J’ai même eu envie de lui proposer une tisane pour se calmer. Mais non, il était sérieux, aussi imperturbable qu’un chameau constipé. « Un bateau ? Ici, au beau milieu de nulle part ? T’as vu de l’eau quelque part, mon Noé ? » Et lui, imperturbable : « C’est pour un déluge à venir. On va sauver toutes les espèces animales ! » [Tu feras entrer dans l’arche deux de chaque espèce, pour les conserver en vie avec toi – Genèse 6:19]
À ce moment-là, je me dis : Super, un zoo flottant. Comme si j’avais pas déjà assez de ménage à faire sans ajouter une arche pleine de bestioles. Mais bon, quand Noé a une idée dans la tête, mieux vaut ne pas chercher à lui faire entendre raison. Le voilà donc parti, lui et nos fils Sem, Cham et Japhet, à scier, à marteler, à assembler des planches comme s’ils construisaient un palais royal. Le bruit, je vous raconte pas. Un enfer, du matin au soir. Et pendant ce temps-là, moi, j’essaie de continuer ma vie. Vous avez déjà tenté de méditer ou de filer la laine en écoutant des coups de marteau incessants ? Moi si.
Bien sûr, les voisins ne se sont pas fait prier pour commenter. Ça les amusait bien de nous voir bâtir un navire en plein désert. « Hé, Madame Noé ! Votre mari prépare une croisière all-inclusive ? » qu’ils me lançaient en ricanant, les mains sur les hanches. Et moi, de sourire poliment, tout en me demandant ce que j’avais bien pu faire au ciel pour mériter ce genre d’aventure.
Et puis, un beau jour, Noé arrive tout essoufflé, les yeux pétillants : « C’est l’heure ! Fais tes bagages, on embarque ! ». J’ai à peine le temps de jeter quelques vêtements dans un sac, d’attraper ma collection de poteries – mes précieuses, celles que j’ai eu tant de mal à fabriquer avec l’argile du coin – que voilà les animaux qui commencent à débarquer. Deux par deux, comme pour une parade nuptiale géante [Ils vinrent vers Noé dans l’arche, deux à deux – Genèse 7:9]. Des lions, des paons, des serpents, même des escargots ! Oui, oui, tout le monde est invité, même les insectes. C’est à croire que Dieu n’a rien voulu laisser au hasard.
Une fois à bord, c’était la folie. Imaginez-moi, coincée sur un bateau en bois, avec ma belle-famille et un zoo entier [huit personnes en tout furent sauvées à travers l’eau – 1 Pierre 3:20]. Les éléphants qui trompettent dès l’aube, les singes qui se balancent partout, et ne parlons pas des odeurs. Les odeurs, mon Dieu… Il y avait de quoi vous faire regretter le désert et ses vents secs. Et moi, pendant ce temps-là, je passe mes journées à nettoyer, à nourrir tout ce beau monde [Et toi, prends de tous les aliments que l’on mange – Genèse 6:21], à ramasser les crottes – même celles de créatures que je ne savais même pas exister avant cette histoire !
Quarante jours et quarante nuits [La pluie tomba sur la terre quarante jours et quarante nuits – Genèse 7:12]. Quarante jours et quarante nuits de pluie, à entendre les vagues cogner contre les parois de bois, à prier pour que la coque tienne bon. J’ai cru que j’allais devenir folle. La seule distraction que j’avais, c’était de compter les jours et de me dire que si je survivais à ça, plus rien ne pourrait m’ébranler dans cette vie.
Enfin, le déluge cesse. L’arche se pose sur une montagne [L’arche s’arrêta sur les montagnes d’Ararat – Genèse 8:4], et Noé, tout fier, me dit : « On est sauvés ! Dieu nous a promis un avenir radieux. » [J’établis mon alliance avec vous – Genèse 9:9] Radieux ou pas, moi, à cet instant, je pense surtout à poser le pied par terre. Dès que la porte s’ouvre, je me précipite dehors et, je vous jure, j’aurais embrassé le sol boueux s’il ne puait pas encore l’eau stagnante.
Dieu nous a bien laissé un arc-en-ciel en cadeau de départ [Je mets mon arc dans la nue, et il servira de signe d’alliance entre moi et la terre – Genèse 9:13]. Très joli, vraiment. Mais entre nous, un spa, une journée sans animaux, ou même un petit bouquet de fleurs auraient été bien plus appropriés après cette croisière de l’enfer. Au final, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise… Au moins, j’ai de quoi alimenter les conversations pour les dîners en ville. Ah, mes amis, si quelqu’un m’avait dit que je participerais au premier voyage organisé de l’histoire, j’aurais bien ri. Mais bon, maintenant, j’ai une histoire légendaire à raconter pour les siècles à venir !