Prêt pour la grande traversée

Un homme alité dans une chambre d’hôpital, effleurant la joue de sa femme endormie sur une chaise près de lui. Une petite croix en bois repose sur une table de chevet à côté du lit, tandis que des moniteurs médicaux diffusent une lumière verte douce. La scène est intime, empreinte d’émotion et de spiritualité

Les chiffres défilent sur le moniteur, implacables. Vert phosphorescent sur fond noir. « Bip-bip-bip. » Une mélodie mécanique, régulière, qui tranche le temps en segments rigides. Comme si ma vie, toute entière, pouvait tenir dans cette suite de nombres. Une chorégraphie froide et électronique.

La morphine s’infiltre dans mes veines – je l’imagine, bleue et glaciale. Elle dilue mes pensées, émousse les angles tranchants de la réalité, les arrondit jusqu’à les rendre presque acceptables.

Sur la table de chevet, ma femme a posé mon crucifix. Celui de la maison. Un Christ en bois sombre, patiné par les ans, par les prières, par les espoirs. Je le fixe. Objet inerte. Mais dès que je détourne les yeux, il devient autre chose : un réceptacle d’infini, une porte entrouverte sur un ailleurs que je ne peux saisir. Est-ce la fatigue qui me fait délirer ainsi ? Ou cette petite flamme d’espoir qui refuse de s’éteindre, obstinée, nichée quelque part entre mes côtes ?

Un nouvel aumônier est passé tout à l’heure. Plus jeune, gauche dans sa soutane trop grande. Il m’a parlé de paix, de passage, d’acceptation. J’aurais voulu lui répondre : « C’est plus compliqué que ça. » J’aurais voulu lui dire ma colère, certains jours. Ma peur, aussi. Et cette haine sourde pour ce corps qui m’abandonne, cette machine qui se détraque inexorablement. Mais je me suis tu. Pourquoi alourdir les épaules déjà maladroites de ce garçon ?

Dans le fauteuil en similicuir, celui qui grince à chaque mouvement, ma femme dort enfin. Ses nuits sont blanches, je le sais. Elle pense que je ne remarque pas ses yeux rougis le matin, ses mains qui tremblent quand elle ajuste mes oreillers. La lumière crue des néons creuse son visage, souligne chaque ride que nous avons gagnée ensemble.

Je tends la main, effleure sa joue. Ce geste réveille en moi une vague d’images : le café où nous nous sommes rencontrés, l’odeur de sa robe d’été, le goût de notre premier baiser, la texture singulière du bonheur ordinaire que nous avons construit, jour après jour. Des souvenirs comme des galets polis, rangés dans ma mémoire. Je pense aussi aux tempêtes : les épreuves surmontées à deux, celles qui nous ont parfois brisés.

J’ai navigué sur tous les océans de l’existence. J’ai connu les ouragans qui retournent l’âme, les calmes plats où le doute vous ronge, et les ports accueillants où l’on rêve de jeter l’ancre pour toujours. Tant de visages croisés, certains gravés dans ma mémoire, d’autres effacés comme des traces sur le sable…

J’ai fait de mon mieux,

Maintenant, il faut partir.

Elle s’éveille. Sa main se pose sur la mienne. Dans ce simple geste, je sens tout : le poids de notre vie commune, nos silences, nos non-dits. C’est chaud, c’est doux.

Elle aussi cherche des mots, mais nos regards suffisent. Comment dire l’indicible ?

Je lui souris. Une sensation étrange m’envahit : légèreté, apaisement. Ma vue se trouble, mais je n’ai plus peur.

Elle a compris.

Et moi, je suis prêt.

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